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19 - Titina
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Pendant le temps que je passais au Bolsón, j’avais prêté ma maison du km 14 à des amis. Ils durent faire un peu trop la fête, un peu trop de bruit la nuit, les voisins se plaignirent au propriétaire qui me mit dehors.
Je lui adressai une supplique par écrit. Cet endurci ne plia pas.
De nouveau se posait l’épineuse question d’un point de chute. A Bariloche, ce n’était pas facile. Je trouvai refuge chez un Espagnol marié à une Argentine descendante d’Anglais : Manolo et Susana, et leurs trois enfants, Paz, Alvar et Gonzalo. Ils me recueillirent comme un ramasse un petit chat mouillé. Nous parlions d’histoire et d’indiens, de pionniers et de peuplements. Manolo me raconta comment il avait organisé le vol d’incunables dans un monastère quelque part en Amérique Latine, ou ils étaient condamnés à la disparition… Leur conversation éclairée me ravissait. J’y passai quelque temps. Ce fut chez eux que l’un de mes petits amis, invité à dormir aussi, eut l’indélicatesse de fracturer ma malle et me vola deux mille dollars, toutes mes économies depuis que j’étais en Argentine.
Soupir. L’intuition féminine ne fonctionne pas toujours.
Pourquoi pas l’argent à la banque ? Surtout pas ! me disait tout le monde. C’est qu’il se passe là-bas, depuis des lustres, des choses incroyables pour nous, du moins jusqu’à la crise des subprimes, où nous avons frôlé la même catastrophe : la banque ferme et ne vous donne pas vos sous. Les Argentins en sont à leur trois ou quatrième fermeture de la sorte.
Il me restait le mépris, disait Félix Leclerc. Je me consolai en me disant que lorsqu’il arriverait au bout de cet argent, il serait de nouveau dans la mouise. Moi, j’avais la capacité de me refaire.
Puis une guide de tourisme, qui s’appelait Cristina, m’ouvrit sa porte.
« – Tu sais, lui dis-je, pour le loyer, je ne peux pas participer…
– Je sais, on pourrait te suspendre par les pieds il ne tomberait pas une pièce de monnaie… Mais quand la saison de ski commencera, ça ira mieux ! »
Je lui saurai éternellement gré de m’avoir accueillie sans un sou, sans boulot, sans rien…
Cristina à la maison du km 3 et demi de la route du Faldéo
J'ai réussi à mettre Cristina sur des skis.
Qui n’a jamais été dans le dénuement ne peut pas comprendre. Ce fut elle qui paya le loyer, la bouffe, l’eau, l’électricité, les bonbonnes de gaz… Ce fut elle aussi qui me suggéra un début de solution à la toujours lancinante question : quoi faire l’été pour gagner sa vie ?
« – Tu parles français, toi, me dit-elle.
– Un peu…
– Voilà ! Les agences de tourisme reçoivent des passagers de France, et ils cherchent des guides pour les accompagner ! »
Seulement, à Bariloche, on ne pouvait pas guider comme ça. Les guides, très bien organisés, ne laissaient pas n’importe qui présenter les beautés de leur région. Il faillait être habilité par l’Administration des Parques Nacionales, et pour cela passer un examen oral sur la faune, la flore, la géographie et la réglementation du parc national. Et payer sa carte chaque année. Je craignais surtout de rater l’examen à cause de mon espagnol.
« – Tu parles mieux que la moitié des Argentins que je connais !
– Mais l’accent !
– Ça fait snob ! » (Toujours cette fascination des Argentins pour les Européens, les Français en première ligne. Si j’avais été Bolivienne…)
Elle m’entraîna dans le milieu des guides de tourisme, me présenta aux agences, aux employés des comptoirs, aux chauffeurs de bus, et me fit participer aux excursions.
J’appris les codes en vigueur à bord des autobus de tourisme. Dans ce binôme que formaient le chauffeur et le guide, c’était le chauffeur qui commandait.
Le matin on attendait le car à l’agence. Le guide en titre me présentait au chauffeur. J’attendais que celui-ci m’invite à monter dans son véhicule vide. Alors j’allais humblement m’asseoir au fond du car, pour laisser les places aux passagers qui payaient leur place. C’est ainsi que l’on procédait. On faisait la tournée des hôtels pour chercher tous les passagers. Et puis on partait. Je notais alors toutes les paroles du guide que je pouvais, ce qu’on voyait, les arrêts, le timing, etc. Certaines excursions duraient une demi-journée, d’autres la journée entière. Les auberges où nous nous arrêtions nous faisaient manger (gratuitement) dans la cuisine, loin de la salle où déjeunaient les passagers. Le personnel de tourisme, l’heure du repas arrivée, ne demande qu’à manger en paix, à l’abri des passagers. Toute la journée il parle, explique, montre, raconte. Lorqu’il s’asseoit pour le repas, il veut pouvoir plaisanter (souvent sur le dos de ces mêmes passagers), potiner, ou se taire.
Les excursions de journée entière me faisaient un peu peur. Tant de choses à se rappeler ! Les guides me conseillèrent pour les premières fois de prendre mes anti-sèches, sans vergogne. Et puis le chauffeur était là pour me souffler… Certains étaient très coopératifs, d’autres, de vraies peaux de vache. Nous en reparlerons.
Apprentie guide au Cerro Catedral
Je me gribouillai donc, de cahot en cahot sur les routes de terre, des pages et des pages de notes que je retranscrivais une fois à la maison, avec l’aide de Cristina, qui se les savait par cœur (comme je l’enviais !). Je commençai à les apprendre moi aussi. Mais je ne pouvais pas travailler sans l’habilitation des Parcs Nationaux. En attendant la date de l’examen, je résolus de rendre visite à Angélica, la maîtresse d’école de Cushamen, qui m’avait gentiment invitée.
Je partis en stop jusqu’au Bolsón, puis jusqu’à Epuyen, chez François et Sophie. Mon camp de base. Je profitai d’un paysan qui partait en camionnette, et débarquai à l’école de Cushamen. Je passai deux jours avec Angélica. L’école était vide, c’étaient les vacances d’été (décembre-janvier, n’oubliez pas). Angélica ne partait pas, pas assez de sous. Je vis sa salle de classe. Elle en avait une seule, une classe unique, qui accueillait des élèves de tous les âges. Je vis aussi sa « cantine ». Le fourneau était un chaudron pendu à une crémaillère au-dessus d’un feu de bois.
« – Dans la campagne l’école ne fait pas de turno (de séances). Certains enfants viennent de loin, ils restent toute la journée. »
Il faut savoir qu’en Argentine, à l’époque, les écoles n’étaient pas nombreuses, dans les villes. Alors on faisait classe deux fois : on remplissait l’école une fois le matin. Puis les élèves partaient, et on recommençait l’après-midi avec des élèves différents. Suivant les horaires de travail des parents, ou leurs préférences, les enfants allaient à l’école soit au turno du matin, soit à celui de l’après-midi.
Mais pas à Cushamen. Les enfants restaient toute la journée et mangeaient sur place. Si ce n’était que le repas de midi était gratuit, Angélica n’aurait pas eu grand monde.
Le soir, Angélica ne fermait pas à clé. « – Para qué ? » (Pourquoi faire ?).
Le matin, comme nous étions voisines des quelques maisons du centre, je vis pour la première fois des gens dehors, debout, immobiles, tournés vers l’est. Tête baissée, ils attendaient le lever du soleil au dessus de l’horizon. « Saludan al sol » me dit Angélica. Ils saluaient le soleil. Geste antique et ancestral, qui a traversé les siècles, résisté aux conquistadores, aux évangélisateurs, aux jésuites, aux salésiens, aux yanquis mormons et pentecôtistes, et il se répétait là, au calme de ce matin sans vent, face à l’est, face au sens de la rotation de la terre. Un peu comme sur la proue d’un bateau.
Pourquoi croyez-vous que les nefs des églises sont orientées à l’est ? Demandez aux Compagnons.
J’ai beaucoup appris à Cushamen.
Lorsque je repartis, au matin, j’allai à la sortie du village me poster sur la route d’Epuyen pour faire du stop. J’y passai la journée : pas une voiture ne passa sur cette route de gravier. Le soleil déclinant me poussait à la réflexion. J’hésitais à aller re-demander l’asile à Angélica.
C’est alors que je vis une femme arriver à pied sur le bord du chemin. C’était moi qu’elle venait voir. Elle venait m’offrir l’hospitalité. Je la suivis chez elle, pleine de gratitude. Elle me donna à manger, une chambre, un lit. En la quittant le lendemain, tout en la remerciant, je lui demandai pourquoi elle m’avait ainsi recueillie, sans me connaître.
« – Parce que Dieu veut qu’on fasse le bien à son prochain » me dit-elle.
Peut-être que les Argentins disent vrai : peut-être que Dieu est partout, d’accord, mais qu’il mange à Buenos Aires, d’accord. J’ajoute que peut-être, il travaille à Cushamen.
Musique : Miguel Abuelo (Argentin du Bolson), "Levantando temperatura"
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Tags : apprentie guide, Cushamen, Cristina
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