• 14 - La montagne à Bariloche

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    Bariloche possède une solide tradition andiniste, des sentiers, des refuges, des parois à grimper.

    Otto Meiling, un pionnier allemand, fut parmi les premiers à escalader les aiguilles du Cerro Catedral, le Mont Tronador, et en général tout ce qui est roche ou neige. Il avait construit sa maison sur le Cerro Otto, ainsi appelé en l’honneur d’un autre allemand, Otto Göedecke, un pionnier qui y vécut en 1895. Otto Meiling y créa la première station de ski de Bariloche, à l’époque où on montait les pistes à pied. C’est sur ce mont qu’il avait sa maison  (qu’il avait baptisée Berghof, le même nom que la résidence de Hitler à la montagne). Bien vieux, il perdait un peu l’esprit, mais quand on l’emmenait en montagne il marchait d’un pas ferme.

     

    Chapitre 14 - Refugio Frey

    Refuge Frey - Photo Albert Castello

    Il y avait cinq ou six refuges autour de la ville. Nous connaissions les gardiens, qui faisaient partie du CAB, le Club Andino Bariloche.

    Chulengo était le gardien du refuge appelé General San Martin, le héros de l’Indépendance argentine. La femme du Général s’appelait Remedios de Escalada. Son nom bien sûr était marqué sur l’armoire à pharmacie de la salle commune. (Jeu de mots sur le nom de cette dame, qui signifie littéralement « Remèdes -c’est un prénom en espagnol- d’Escalade )».

    Chapitre 14 - La montagne à Bariloche

     Chulengo

    Un beau jour Chulengo vit arriver un chien, un gros molosse blanc, qui prit ses quartiers au refuge.

    Chapitre 14 - La montagne à Bariloche

    Refuge Jakob-General San Martin

    Un matin de fin d’hiver, je décidai d’aller me promener sur le lac encore glacé, au pied de la roche sur laquelle le refuge est perché. Le chien me suivit sur la glace. Lorsque je m’approchai de la paroi, ce toutou pacifique commença à aboyer et à gronder, montrant les dents. Je compris pourquoi lorsque la glace craqua sous mon pied. Le soleil qui chauffait la paroi rocheuse chauffait la glace en même temps. Je fis prestement demi-tour, en remerciant le chien. Ouf !

    Une fois où Chulengo descendait vers la ville, le chien le suivit. Celui-ci n’avait apparemment jamais vu de voiture. Il ne se démonta pas. Il attaqua de front la voiture qui roulait vers lui, poil hérissé, dents découvertes, et se fit écraser. Ainsi finit le compagnon à quatre pattes qui m’avait sauvé la vie.

     

    Un autre refuge que j’aimais bien, surtout pour son sentier qui serpentait dans les arbres au bord d’un ruisseau, était le refugio de Laguna Negra, du Lac Noir. Il était tenu par le gardien Gino, un gars de mon âge, mordu de ski de fond et de montagne.

    Chapitre 14 - La montagne à Bariloche

    Refuge de Laguna Negra - Manfredo Segre

     

    Chapitre 14 - Gino

    Refuge Laguna Negra. Gino, le gardien, debout au centre.

    Le jour du printemps, il partit avec un copain pour monter à son refuge. Il restait de la neige, en haut, le long du caracol, le raidillon en colimaçon de l’arrivée au refuge. Gino partit dans une avalanche, il faisait nuit. On retrouva son pantalon, plié et posé sur une pierre. On suppose qu’il voulut prendre par le ruisseau pour arriver plus vite en bas. On le trouva couché sur le bord du ruisseau. Il nous avait quitté.

     

    26.9.1983

    Aujourd’hui, c’est un jour triste. Gino est mort.

    Putain. Ça fait mal. Gino, le gardien du refuge de Laguna Negra, le moniteur de ski de fond. Ce gars-là a une patte plus courte que l’autre, à cause d’une malformation de la hanche. Et bien, c’est pas ça qui l’empêche de courir. De loin on le reconnaît à sa démarche balancée, à cause de la jambe. Ça lui donne toujours l’air d’avoir du swing. Je crois qu’on ne l’a jamais vu marcher doucement, même dans la rue. Une fois on allait à la Poste, je n’arrivais pas à le suivre, le Gino. En allant à son refuge l’été dernier, sans charge il a mis 1h45 pour monter ce qui se côte comme 3 heures et demie. En courant. Et il descend en 20 minutes. En galopant.

    Je l’ai vu débouler le long du caracol, volant de pierre en pierre, courir sur le chemin du bois avec ses longues enjambées de fondeur. Ce chemin où il a campé une semaine le printemps dernier pour le dégager et le signaliser avant d’ouvrir le refuge. A l’intérieur du refuge, on prend les courants d’air comme dans un gruyère. Il fallait l’isoler. Tout l’été Gino s’est cassé le dos à monter des plaques de tôle, cinq par cinq, pour en couvrir les parois extérieures. Et le dos il se l’est vraiment cassé, à la limite du déplacement de vertèbre, disait-il. Une fois ce fil de fer de 60 kilos a monté son propre poids en tôle, claudiquant sous la charge. Un fil de fer d’acier.

    Avant-hier ils sont partis tard, bien tard. C’était sûr qu’ils arriveraient de nuit. Bon ça lui est arrivé de monter à deux heures du matin. En été. Mais qui de nous tous aurait dit qu’il allait neiger cette nuit là, le jour du printemps ? Qui aurait dit qu’il allait tomber 80 cm en un jour au pied de la station de ski ? La tempête de neige l’a surpris à la nuit, dans le caracol. Et Gino a dévié un peu, il a dépassé la hauteur de la bifurcation du refuge, il est allé trop haut. Quand il s’est rendu compte qu’il fallait redescendre, la pente était raide. Tellement raide qu’il a préféré laisser les skis et descendre à pied. Et dans la descente, dans la nuit, sous la bourrasque, il a marché sur une plaque de neige qui s’est décrochée. Et Gino est parti dans une avalanche. On l’a trouvé à la rivière, tout en bas tout en bas.

    Qu’est-ce que tu regardais, Gino, seul dans la nuit ? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je sais que tu es un homme qui a lutté d’abord. Et lorsque tu as compris, au-delà de l’horreur, que tu allais mourir, je sais que tu as affronté sereinement cette bascule de l’autre côté, que nous connaîtrons tous un jour, comme toi.

    Un jour, on ira tous ensemble à cheval sur les tourbillons de vent qui dévalent les flancs de la montagne.

    Bariloche, 26 septembre 1983.

     

    J’allai à son enterrement au cimetière du Montagnard, vers le fond du lac Moreno. Il faisait grand soleil cet après-midi là, c’était le printemps. Lorsque les andinistes descendirent son cercueil dans la fosse, il se mit à neiger, je vous assure que c’est vrai. Les flocons volaient dans le soleil, comme dans le livre de Cent Ans de Solitude où les amandiers lâchèrent une pluie de pétales lorsque José Arcadio Buendía mourut.

    De retour au Club Andino, on était tous là, dans la salle du bas, sous les skis de bois accrochés aux murs. On tournait en rond, pas envie de partir. Je pensais à cette combinaison de ski de fond qu’on lui avait volée sur la corde à linge, une semaine auparavant. Cela l’avait beaucoup contrarié, elle était neuve. Et ça continuait à m’emmerder, cette combinaison volée. Ca m’emmerde pour toi, Gino, pour que tu continues ici, que tu sois encore là.

    Chulengo déclara qu’il était temps d’aller donner quelques coups de machette au cimetière, qui se laissait envahir par la caña colihue, le roseau local.

     

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