• 15 - Ski Integral

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    Ce fut l’école « Ski Intégral » qui me donna du travail pour la saison. Le propriétaire, un militaire, possédait également une agence de tourisme en ville, une boutique de fringues sur la rue principale, et détenait la concession de la boutique de l’unique hôtel à la station de ski.

    Cette année-là la neige se fit prier. Ce fut la galère pour toute l’industrie de l’or blanc, et particulièrement pour nous, les moniteurs. Les compagnies des remontées mécaniques supprimèrent les couloirs réservés aux écoles de ski et à leurs clients. Il fallut faire la queue comme tout le monde. On perdit des heures et des heures. Certains comptaient l’attente dans l’heure de cours, sans vergogne. Autant dire qu’il restait un quart d’heure de leçon, pas plus. Je ne pouvais me résigner à faire cela. Déjà que l’heure n’était pas donnée, c’était carrément du vol. Même si la clientèle avait les moyens. Un client porteño – de Buenos Aires – particulièrement snob insista pour que je lui donne le cours en français. Il ne comprenait pas ma langue, mais ça faisait chic. Parfois je n’en pouvais plus de le voir raide comme un piquet sur ses planches, et passais à l’espagnol pour lui dire de fléchir un peu les genoux. Je me faisais rabrouer : « En francés, Sandra, en francés por favor ! ».

    15 - Ski Integral

     

    Mais tous les skieurs n’étaient pas des gens fortunés de la capitale. Nous recevions aussi des étudiants, qui venaient à Bariloche tout payé, y compris un jour de ski avec matériel et moniteur. Le manque de neige en bas avait déplacé les cours pour débutants tout en haut, sur une piste peu pentue, à Diente de Caballo, au bout de 3 télésièges à la queue leu leu. Mon premier groupe comptait une vingtaine d’étudiants, au mépris de la réglementation qui limitait les cours collectifs à 12 personnes.  Je commençai par vérifier le réglage de sécurité de leurs fixations. Le matériel était loué par la compagnie des remontées mécaniques. J’avais vu comment cela se passait avec d’autres groupes. Les employés réglaient les fixations à la longueur des chaussures, sans plus  regarder si la fixation déchaussait facile ou plus dur. Entorse ou fracture garantie. Donc, je me cognai vingt paires de fixations à desserrer. Mais une fois que ces messieurs étaient sur planches, ils partaient vers le bas de la piste ! J’eus toutes les peines du monde à les faire remonter, et rassembler mon troupeau pour commencer un cours qui ressemblât à quelque chose. Les collègues qui passaient par là, morts de rire, me lançaient des plaisanteries qui tombaient à plat. Dans ces moments là on n’a pas le sens de l’humour.

     

    En pleine saison d’hiver je me séparai de mon andiniste. Cela n’allait plus. Il n’était pas le marbre que j’avais imaginé. Enfin si, marbre, dans le genre lourd. Il est vrai que nous les filles, nous avons une propension à idéaliser les gens, surtout le monsieur que nous rêvons de tenir dans nos bras. L’intimité qui suit, si elle suit, produit parfois une désillusion, doublée d’une solide déprime. Si solide qu’on pourrait s’asseoir dessus. J’en parle en spécialiste. On se traite de double crétine, triple buse et simple d’esprit – innocente ! – mais le mal est fait.

    L’inverse existe aussi, mais c’est plus rare.

    Beaucoup plus rare. C’est arrivé une fois, une seule. J’ai côtoyé un gars pendant des années, sans songer à malice. Certaines fois même, je l’aurais vu disparaître avec soulagement. Et puis… un jour, après une plaisanterie douteuse d’un troisième larron, j’ai commencé à rêver. Sans plus pouvoir m’arrêter. Tombée raide dingue d’un gars dont auparavant je m’apercevais à peine s’il était là ou pas. Comment est-ce possible ? Cela a dû murir en coulisse, sans affleurer à la conscience. Maintenant, cela fait plus qu’affleurer : ça jaillit, ça explose. C’est une folie, je sais. Savoir que c’est une folie n’y change rien. J’ai essayé de me raisonner, me résigner, penser à autre chose, m’intéresser à d’autres gens. Totalement inutile. C’est lui que je vois, partout. Même quand il n’est pas là. Cela se calme-t-il avec le temps ? Non.

    Et pourtant, on ne peut pas dire que nous ayons l’ombre d’une chance.

    C’est mal foutu, la vie…

     

    Je me retrouvai donc à chercher un autre toit. C’était le sport national à Bariloche. On rencontrait quelqu’un dans la rue ou au bistrot, à peine salué, la première question était : « – Tu n’as pas entendu parler d’un truc à louer ? »  Les propriétaires préféraient louer en saison d’hiver, ils ramassaient davantage d’argent que s’ils louaient à l’année. Un jour, désespérée, j’arpentai la route du Faldéo à pied, sonnant à toutes les portes, demandant s’il y avait quelque chose à louer. Il y a beaucoup d’Allemands à Bariloche. Contrairement aux Français, à la cinquième génération ils parlent encore allemand à la maison. Les Français, à la deuxième génération déjà, pouf, envolée la langue maternelle, on parle espagnol aux enfants. Donc les allemands, considérant ma tête de gringa, me demandaient :

    « – Sprechen Sie deutsch?

    – Ah no, señor, yo soy francesa.

    – No hay nada ! »

    (« – Parlez-vous allemand ?

    – Ah non, monsieur, je suis française.

    – Il n’y a rien ! »)

     

    Je finis par trouver à louer. La saison d’été s’annonçait déjà, menaçante, avec son cortège de vaches maigres. Il fallait faire durer l’argent de la saison de ski, et ça tenait difficilement d’un hiver à l’autre. Qui n’a jamais eu de problèmes d’argent ne sait pas ce que c’est, le jour où le portefeuille est regarni, d’entrer d’un pas impérial au magasin, remplir son charriot du geste auguste du semeur, sans regarder les prix ! J’écoutais rêveuse les souvenirs des moniteurs de ski : dans le temps, ils passaient l’été au Brésil avec l’argent de la saison. C’était fini. Maintenant, il fallait tout de suite changer les sous en dollars, sinon l’inflation, à 30 % par mois, grignotait tout. Et puis on le rechangeait au fur et à mesure, chez les Turcs, à coup de 5 ou de 10 dollars, ça suffisait pour faire les courses.

    Chapitre 15 - Ski Integral

     

     

     

    Vitrine d'un magasin de "Antiguedades", d'Antiquités, contenant des tirelires.

    160 %, c'était la prévision de l'inflation annuelle fin 1979 en Argentine.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    En dix ans d’Argentine, j’ai vu défiler pas mal de monnaies. En 1980, j’ai connu les pesos. Ensuite, ils ont enlevé 2 zéros pour instaurer les pesos argentinos, puis encore trois zéros pour les australes, puis encore deux ou trois zéros, je ne sais plus, pour de nouveau des pesos. Vous ne saviez jamais si votre interlocuteur parlait en monnaie ancienne ou nouvelle. De toutes façons, l’inflation galopait tellement vite qu’au bout de quelques mois c’était pareil. J’ai encore un billet de banque d’un million, que j’ai conservé. Au début, j’en gagnais 3 par mois. L’année d’après, on payait le bus de ville avec...

     

    15 - Ski Integral

     

    Je finis par convaincre le patron de l’école de ski de m’employer comme secrétaire en ville, dans son agence de tourisme. Les horaires de bureau, c’était 9 heures - 13 heures, et puis 17 heures - 21 heures. Le temps d’acheter quatre boustifailles le soir, les cuisiner, je mangeais à minuit. Ce patron-là était un ancien militaire, comme beaucoup. Durant la dictature ils avaient eu tout le loisir de s’organiser. C’était aussi un caractériel qui hurlait avec une facilité déconcertante sur son personnel et sur sa femme. Un jour que je rentrai dans son bureau, il leva les yeux et me dit sa phrase habituelle :

    « – No me venga con problemas ! » (N’arrivez pas ici avec des problèmes !)

    Ce jour là je n’avais pas envie de le ménager. Je lui dis bonnement qu’il était chef pour ça, justement, s’occuper des problèmes. Parce que quand je n’avais pas de problèmes, je ne venais pas le voir.

    Malheur, qu’est-ce que je n’avais pas dit ! Je me pris une engueulade d’un quart d’heure. Il respirait à peine entre deux hurlements. Esther, ma collègue secrétaire, habituée aux beuglements patronaux, au jugé des décibels qui sortaient du bureau, crut que j’avais commis une erreur professionnelle : « – Qué cagada te mandaste ? » (Qu’est-ce que t’as fait comme connerie ?) (du genre oublier un passager à l’hôtel, ça arrivait, des fois).

    Chapitre 15 - Ski Integral

    Dessin de Quino, dessinateur argentin également père de Mafalda

     

    Comme j’en avais mon couffle, du patron, je persuadai sa femme de demander de l’aide à la boutique de fringues de la rue principale. Une vendeuse française, la classe ! Et adieu l’agence. Quelques temps après, ce fut à la boutique de l’hôtel Catedral, l’unique hôtel de la station de ski, que le patron m’envoya.

     

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