• 23 - Puerto Blest

    23

    En 1986, la comète de Halley se promena un bon moment dans le ciel austral. La presse s’en fit copieusement l’écho, avec plans du ciel, et heures propices pour l’observer. Malgré la fatigue des horaires déments de nos excursions, je persuadai Cristina de mettre le réveil à 4 heures du matin pour aller voir ça. On se leva donc, on enfila un pull par-dessus le pyjama, et on sortit sur la route du Faldéo pour scruter le ciel. Rien. Dans mon idée, elle devait être comme sur la tapisserie de Bayeux, grosse comme un ballon de foot… On chercha de tous les côtés, et rien. Je me relevai la nuit suivante, mais seule, Cristina voulait dormir  — « Laisse-moi tranquille avec ta comète, tu sais même pas où elle est ! » — pour constater une deuxième fois, journal dans une main et lampe électrique dans l’autre, que la comète n’était pas là où ça disait dans le journal. M’enfin, ils affrètent des avions entiers pour aller la voir dans le désert au Chili !

    En fait, elle n’était pas plus grosse qu’une autre étoile, à l’œil nu. Ce qui fait que j’étais bien dans l’hémisphère sud quand la comète de Halley est passée, mais je ne l’ai pas vue.

    Le premier qui rigole, ça va mal aller !

    Le fils de la voisine, âgé d’une dizaine d’années, demanda la permission à ses parents de se lever aussi pour aller la voir. Sa mère nous raconta plus tard : « Quand on lui a demandé le lendemain s’il l’avait vue, il nous a dit :

    – Pff ! Si je l’ai vue ! Elle allait par là, elle revenait par là, elle traversait par là-bas… ! » Ce qu’il avait vu, c’était des étoiles filantes…

     

    L’été de la comète, il y eut la Coupe du Monde de football. Celle-là, par contre, je l’ai vue. L’Argentine l’avait remportée en 1978, en pleine dictature (voir chapitre 5). Elle l’avait ratée en 1982. Nous étions en 1986. Sur le bateau, les marins me chatouillaient à chaque match : « – La France va perdre ! » Je me redressais : « – Mais jamais de la vie ! » Ils me pariaient de l’argent, chaque fois. Obligée de soutenir l’honneur national, n’est-ce pas, je suivais. Et chaque fois la France gagnait. Du coup, moi aussi. Arrivés en demi-finale contre l’Allemagne, comme la France avait gagné non stop, ils se firent plus prudents et ne parièrent pas. La France perdit. Ça râlait ferme à bord ! Ils se consolèrent vite, l’Argentine décrocha son second titre, du délire !

     

     

    De toutes façons, les jours de paye, le bateau était un tripot flottant. On touchait la paye en liquide, dans une enveloppe, et c’était Puerto Blest, avec les recettes du restaurant, qui donnait l’enveloppe aux marins. Autant dire que pendant l’heure et vingt de retour à Puerto Pañuelo, c’était le service minimum. Ils jouaient aux dés, je n’ai jamais compris les règles du jeu. Je n’ai jamais compris non plus comment on pouvait supporter de dépouiller un camarade. Comme ils s’interdisaient de se faire crédit, combien de fois un marin est venu me supplier, moi qui ne jouais pas, de lui prêter de l’argent ! Je refusais toujours. Une fois un marin perdit la paye du mois. Et il avait charge de famille. Les autres n’eurent pas pitié pour autant, eux qui venaient de le lessiver.

    Ce marin, un jour, adhéra à la secte des Témoins de Jéhovah. Lorsque l’un de ces allumés frappait à votre porte, c’était une catastrophe de première grandeur : on ne pouvait pas s’en défaire. Mais pour une fois, ils firent du bien. Ce marin, qui buvait, fumait et jouait sa paye, du jour au lendemain devint un gars tranquille, grave, non fumeur, assis sagement sur une banquette de passagers tandis que les autres lançaient les dés dans la cambuse.

     

    Un jour où le bateau devait revenir à vide de Puerto Blest, deux randonneurs firent leur apparition. Tout jeunes. Ils venaient de faire la traversée du Paso de las Nubes, depuis le sommet de la région, le Mont Tronador. Une bien belle randonnée. Normalement, on doit payer sa place à bord, aller simple. Mais ces deux gamins n’avaient que quelques restes de nourriture dans les poches, un duvet dans le sac à dos, y para de contar, arrête de compter, c’était bien tout. Pour revenir à Puerto Pañuelo, il n’y a pas de sentier, c’est le bateau ou la brasse. Je décidai d’affronter Manga à la directe :

    «  – Son dos que llegan de Paso de la Nubes. Manga, estos chicos NO tienen plata. » (Il y en a deux qui arrivent de Paso de las Nubes. Manga, ces gamins n’ont PAS d’argent).

    Il avait un cœur, quand même, il les laissa monter dans le bateau vide.

    A charge qu’ils lui servent du maté, ce dont ils s’acquittèrent de grand cœur. On peut bien être raide, mais on a toujours un peu de maté qui traîne dans le sac.

    Du maté on allait souvent en boire à la maison du garde forestier, qui était Alejandro Caparros, à l’époque. Il avait recueilli un jeune condor tombé à l’eau des falaises du lac Frías, et l’avait sauvéd’une mort certaine, car il était bien incapable de reprendre son envol. Il l’avait appelé Vultur (vultur gryphus, nom scientifique du condor), l’avait patiemment nourri, et s’était mis en tête de le faire voler. Tâche difficile. Un condor, c’est gros, c’est lourd, ça décolle difficilement.

    Chapitre 23 - Puerto Blest

    Vieille photo du temps où le condor n'était pas protégé. Cela donne une idée de la taille de l'oiseau.

     

    C’est pour cela que les condors préfèrent stationner en hauteur, pour prendre leur envol en se laissant tomber. Alejandro lui faisait prendre la route qui remonte en pente douce derrière l’hôtel de Blest, puis le faisait courir dans la descente. Vultur agitait bien ses ailes, mais ne décollait pas. C’était devenu un sujet traditionnel de plaisanterie quand on croisait le garde. Il volera jamais ton bestiau ! C’est pas un vrai condor, c’est une imitation ! Un jour Vultur finit pas décoller, à la grande joie d’Ale, et ne revint plus.

    Chapitre 23 - Puerto Blest

     

    Ah Puerto Blest ! Cette forêt magique du temps du début du monde, douce, tendre ! A la promenade de la cascade de Cantaros, de l’autre côté de la baie, tout en haut de l’escalier de bois, livré aux touristes, se trouvait un alerce (fitz roya cupressoide), sorte de mélèze, à qui on avait calculé un âge de 3000 ans.

    Chapitre 23 - Puerto Blest

    Ces arbres là poussent de quelques millimètres par an. Lorsque je m’y rendais, avec Chori le guide, on sortait des escaliers de planches (700 marches quand même) et on allait cheminer sur la mousse, au milieu des mélèzes et des coihues.On trouvait des trésors : des lichens, des mini champignons de 3mm de haut, multicolores, des symbioses entre plantes, des fuchsias sauvages. Et toujours l’amicale présence des troncs énormes et millénaires, les véritables habitants, pacifiques et tutélaires, chaleur sèche au milieu de l’humidité. Chori était un livre de botanique à lui tout seul. Il connaissait toutes, je dis bien toutes, les plantes, hautes et basses, et même minuscules, par leur double nom : le nom d’usage et le nom latin.

     El Chori (Eduardo), le guide de l'excursion à Puerto Blest

    Chapitre 23 - Puerto Blest

     

    Lorsque le bateau s’arrêtait au quai de la cascade de Cantaros, Chori, le guide, insistait bien sur l’heure de départ. Le moment arrivé, nous remontions quelques paliers de l’escalier de bois pour voir si quelqu’un descendait encore, puis le capitaine Manga appareillait. Un jour, des passagers laissèrent passer l’heure et personne ne s’en rendit compte, le bateau s’en alla.

    Pour leur malchance, ce jour là nous n’allions pas en face, à Puerto Blest. Nous revenions à Puerto Pañuelo. Alerté par les cris des passagers sur la jetée de bois, le gérant de l’hôtel alla les chercher à pied par la demi-heure de sentier qui passe par le fond de la baie. Le mal n’aurait pas été grand, ils auraient pu dîner, dormir à l’hôtel et repartir le lendemain. Mais ils avaient leur billet d’avion pour le soir, et devaient se trouver à l’aéroport dans quelques heures. Alors Iglesia Turismo les envoya chercher avec un hélicoptère qui travaillait d’ordinaire à des excursions aériennes pour touristes. L’hélicoptère coûtait un bras, Puerto Blest c’est quand même loin de Bariloche.

    Le patron de l’agence, le Señor Buxifolia, se fâcha tout rouge avec Chori et moi. Il proclama qu’il allait nous retenir l’hélicoptère de la feuille de paye. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans le milieu touristique local. Tous les guides protestèrent : quand une agence gagne de l’argent, elle ne le partage pas avec ses employés. Quand elle en perd, non plus. La société des Guides menaça d’aller en justice. Buxifolia prétendit en outre nous faire désormais compter les passagers à bord avant de partir : entre 150 et 200 par voyage. « Comment on fait, disais-je, on leur peint une croix dans le dos, pour être sûrs de ne pas les compter deux fois ? »

    Au même moment, Bariloche organisait le congrès de COTAL, qui accueillait les patrons des agences de tourisme de tout le pays. Pour cela, les patrons de Bariloche mettaient les petits plats dans les grands. Les hôtels hébergeaient gratis, les restaurants nourrissaient gracieusement, les agences mettaient leurs cars à disposition, et nous les guides étions présents ad honorem, gratuitement, au réceptif et aux excursions. Pour les recevoir à l’aéroport, leurs homologues patrons de Bariloche s’étaient déplacés en personne. Dans cette salle des pas perdus, transformée en salle vieilles pies (VIP), attendant l’avion, tout le gratin de Bariloche était là. Peta, le guide à la voix de stentor, se mit à vociférer :

    Chapitre 23 - Puerto Blest

    « – ¡A Sandra le vamos a comprar un helicoptero ! » (A Sandra on va lui acheter un hélicoptère !)

    C’était habile : on lavait notre linge sale entre nous, les gens du Congrès étaient encore en vol. Et c’était assez provocateur pour faire honte à Buxifolia devant ses collègues patrons des autres agences. Il abandonna l’idée de nous raboter la paye.

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