• 13 - La démocratie

    13

    Ça y était. Les militaires  lâchaient le pouvoir. Sept ans de dictature, de 1976 à 1983, des disparus à la pelle, des enfants volés, pour finir une guerre perdue, et les Malouines toujours anglaises. Le bilan n’était pas reluisant.

    Des élections se préparaient. Nos vieilles démocraties européennes n’ont pas idée de ce que cela représentait pour les Argentins, de « sacarse los milicos de encima », de s’enlever les uniformés de dessus le dos. L’Argentine n’en était certainement pas à sa première dictature. Jusque là, aucun gouvernement démocratiquement élu n’avait succédé à un autre gouvernement élu. Depuis l’indépendance contre l’Espagne, en 1810…

    C’est bien pour cela que, pour nous français, c’est difficile à concevoir. Là-bas, le pouvoir avait toujours été repris par des militaires. Donc, en 1982, les Argentins respiraient, mais se demandaient pour combien de temps…

    Les deux principaux partis à la présidence de la République et au Congrès existaient déjà bien avant la junte militaire. D’un côté il y avait les Péronistes, appelés Parti Justicialiste, mené par Italo Luder. De l’autre le parti des radicaux, l’UCR (Union Civica Radical), avec à leur tête Raul Alfonsin. J’allai le voir lorsque celui-ci vint en campagne à Bariloche.

     

    Chapitre 13 - Alfonsin a BRC

    Alfonsin au balcon du Centre Civico. 4ème à partir de la droite.

     

    Chapitre 13 - La démocratie

     Un gaucho va assister au discours

     

     

    Chapitre 13 - Alfonsin a BRC 2

    Il n'était pas le seul.

     

    Habituée à notre clivage droite-gauche, j’avais du mal à comprendre la politique du pays, et surtout à cerner ce fameux parti péroniste. Il faut dire que là aussi, les péronistes sont difficiles à comprendre dans leur totalité. Je ne suis pas sûre d’y être tout à fait parvenue.

     

    D’abord il y a Juan Domingo Perón, un militaire, hé oui, un général. Et puis sa deuxième femme, Eva, connue comme Evita. Les deux sont de famille modeste, elle ancienne actrice.

    Chapitre 13 - Peron y Eva

     

    Perón, encore colonel, prend le pouvoir par un coup d’état en 1943. Il conserve le pouvoir par des élections en 1946. Un putsch militaire en 1955 l’envoie en exil. Il est élu de nouveau en 1973 et meurt un an plus tard, laissant sa troisième femme, Isabel, à la présidence.

    Au pouvoir, Perón va appliquer une politique en faveur du peuple : retraites, Prudhommes, santé, salaires, éducation. (De vieux employés, des serveurs, des matelots de bateaux d’excursion sur le lac, me racontaient que du temps de Perón ils se rendaient au port en taxi, tous les jours. Prendre le car, c’était bon pour les pouilleux).   Porté par la vague qui privilégiait l’indépendance économique (surtout face aux Etats-Unis), Perón procède à la nationalisation des chemins de fer (anglais), des gisements de gaz naturel (anglais aussi) et de la Banque Centrale.

     

    Chapitre 13 - Peron locomotora

    Sa femme Evita fait la charité à grande échelle, et va rapidement se prendre pour une madonne. Il y a quelque chose de religieux dans le culte que lui vouent les milieux populaires.

    Chapitre 13 - Evita billete

    Pour mener à bien sa politique, Perón dilapide les réserves du trésor public. Pourtant, pendant et après la seconde guerre mondiale, l’Argentine est le garde-manger de l’Europe. Tandis que nous mourrions de faim, ils nous vendaient blé, viande, et laine. En ce temps là l’Argentine est l’un des 5 pays les plus riches du monde. Cependant les classes aisées ne sont plus autant protégées, et développent des haines solides envers le général. D’autant plus qu’il s’entoure de gens pas toujours recommandables. Certains sont de véritables mafieux. Et toujours et encore, des militaires…

    Perón envoya un certain nombre de passeports argentins aux nazis qui avaient échappé aux Alliés à la fin de la guerre, par l’intermédiaire de l’ambassade du Vatican. Les tristement célèbres Josef Mengele (« l’ange de la mort » du camp d’Auschwitz) et Adolf Eichmann y furent débusqués. Erich Priebke, l’assassin des Fosses Adréatines, en Italie, dirigea sous son vrai nom et pendant 50 ans, le collège allemand de San Carlos de Bariloche, jusqu’à ce que la justice le rattrape en 1995, grâce au livre d’Esteban Buch, El pintor de la Suiza Argentina, paru en 1991.

    Rien n’est simple, dès que l’on aborde le sujet de Perón et des péronistes…

    J’en arrivai à la conclusion que les gens votaient par passion, non pas par raison. Du côté des péronistes, le peuple. Je retrouvai la même fierté ouvrière que chez nos communistes. En face, la haine. Ses adversaires votaient pour celui qui aurait le plus de chance de faire échec aux péronistes. « Con tal que no ganen los peronistas, cualquiera ! » (N’importe qui, pourvu que les péronistes ne gagnent pas !)

     

    Ce furent les radicaux qui gagnèrent les élections de 1982, et Raúl Alfonsin devint Président de la République.

    Chapitre 13 - Alfonsin

     

    La tâche du nouveau président était rude : les disparus de la dictature, le conflit du canal de Beagle avec le Chili de Pinochet, les militaires que les gens voulaient voir face aux tribunaux. Les militaires, justement.  Humor, la revue satyrique que la dictature n’a jamais fait taire, (sa liberté de ton m’a toujours étonnée sous la dictature), Humor écrivait qu’il y avait un militaire à la retraite dans chaque conseil d’administration, à la tête de chaque entreprise, les assurances, les banques, le commerce, les chaînes de télé, les radios…

    A Bariloche, il n’y avait pas encore de radio FM. Il n’y avait qu’une seule radio, sur les Grandes Ondes, et elle appartenait à l’Etat. Entre les programmes d’information et de variétés, il y avait la « Radio al poblador », la radio des campagnes, en ces temps où les téléphones n’existaient pas, ni fixes ni cellulaires. Deux fois par jour elle diffusait des messages à l’attention des fermes reculées :

    « Elidoro Menchuleo avisa Don Ricardo que le espere el domingo 19 en la tranquera, con caballos » (« Elidoro Menchuleo avertit Don Ricardo qu’il l’attende dimanche 19 à la barrière (de la ferme) avec des chevaux. » - Cette dernière indication de chevaux étant particulièrement appuyée par le speaker. Oui, entre la barrière et les bâtiments de la ferme, il pouvait y avoir des heures de chemin.)

    Les habitants de Bariloche riaient encore d’une bourde de lecture qui avait échappé à celui qui parlait sur les ondes. Il passait des messages de l’administration cette fois-là. Il devait lire : « El 23 de febrero vence el plazo par pagar el impuesto a los ingresos brutos. Paguen en termino para evitar recargos .» (« Le 23 février c’est le dernier jour pour payer l’impôt sur les Recettes Brutes. Payez à temps pour éviter des pénalités »).

    Mais un malheureux retour à la ligne ou un changement de page lui fit lire : « El 23 de febrero vence el plazo par pagar el impuesto a los ingresos. Brutos, paguen en termino para evitar recargos .» (« Le 23 février c’est le dernier jour pour payer l’impôt sur les Recettes. Brutes, payez à temps pour éviter des pénalités »)

    La radio de Bariloche n’avait pas échappé à la main-mise des militaires. Elle avait son interventor, son contrôleur, qui se chargeait de vérifier qu’il n’y avait pas un mot plus haut que l’autre. Jusqu’au jour où…

    La bronca avait commencé un jour où les généraux au pouvoir interdirent aux hommes de porter des chemises déboutonnées jusqu’à moitié torse. Avec la chaleur qu’il faisait dans la moitié nord du pays… L’information fut dûment répercutée sur les ondes, avec toute l’ironie possible en ce temps-là. Les gars continuèrent à sortir dans la rue la chemise ouverte, un bouton plus bas, même, et on n’en parla plus.

    Mais un jour, les militaires s’avisèrent d’interdire de passer Cambalache à la radio. C’est un tango chanté, on pourrait dire que c’est l’hymne national, s’il n’y en avait pas déjà un. Le speaker de Radio Bariloche annonça la nouvelle. Puis, posément, il expliqua que Cambalache faisant partie du patrimoine national, il n’envisageait pas de se soumettre à la censure. Et il posa le tango sur la platine.

     

    Cambalache

    Le bazar

     

    Que el mundo fue y será una porquería, ya lo sé,

    en el quinientos seis y en el dos mil también;

    que siempre ha habido chorros,

    maquiávelos y estafaos,

    contentos y amargaos, valores y dublés

    Pero que el siglo veinte es un despliegue

    de maldá insolente ya no hay quien lo niegue,

    vivimos revolcaos en un merengue

    y en el mismo lodo todos manoseaos.

     

    Hoy resulta que es lo mismo ser derecho que traidor,

    ignorante, sabio, chorro, generoso, estafador.

    ¡Todo es igual, nada es mejor,

    lo mismo un burro que un gran profesor !

    No hay aplazaos ni escalafón,

    los inmorales nos han igualao…

    Si uno vive en la impostura

    y otro afana en su ambición,

    da lo mismo que sea cura,

    colchonero, rey de bastos,

    caradura o polizón.

     

     

    ¡ Qué falta de respeto, qué atropello a la razón ! ¡ Cualquiera es un señor, cualquiera es un ladrón !

    Mezclaos con Stavisky van don Bosco y la Mignon,

    don Chicho y Napoleón, Carnera y San Martín.

    Igual que en la vidriera irrespetuosa

    de los cambalaches se ha mezclao la vida,

    y herida por un sable sin remache

    ves llorar la Biblia junto a un calefón.

     

     

     

     

    Siglo veinte, cambalache, problemático y febril,

    el que no llora no mama y el que no roba es un gil.

    ¡ Dale nomás, dale que va,

    que allá en el horno se vamo a encontrar !

    ¡ No pienses más, sentate a un lao,

    que a nadie importa si naciste honrao !

    Si es lo mismo el que labura

    noche y día como un buey

    que el que vive de las minas,

    que el que mata o el que cura

    o está fuera de la ley.

     

     

    Tango de Enrique Santos Discépolo

     

     

    Que le monde était et sera une cochonnerie je le savais
    en l’an 506 et en l’an 2000 aussi
    qu’il y a toujours eu des voleurs
    des machiavels et des escroqués
    des contents et des aigris, du vrai et du toc…
    mais que le 20ème siècle soit un étalage
    de méchanceté insolente, personne ne le conteste.
    Nous vivons vautrés dans la mélasse,
    Et tous roulés dans le même bourbier.

    Aujourd’hui, cela revient au même d’être loyal ou traître,
    ignorant, savant ou voleur, généreux ou fripouille !
    Tout est pareil ! Rien ne l’emporte !
    C’est la même chose, un âne ou un grand professeur !
    Il n’y a plus de recalés, ni de promotion,
    Les gens immoraux sont à notre niveau.
    Si l’un vit dans l’imposture et l’autre vole par ambition,
    c’est pareil qu’il soit curé,
    matelassier, roi de trèfle,
    forte tête ou hors-la-loi !...

     

    Quel manque de respect, quel outrage à la raison !
    N’importe qui est un monsieur !
    N’importe qui est un voleur !
    Ensemble avec Stavisky vont Don Bosco
    et La Mignon,
    Don Chicho et Napoléon, Carnera et San Martin…
    C’est comme dans la vitrine irrespectueuse
    des bazars, la vie s’est mélangée,
    et, blessée par un sabre sans garde,
    on voit pleurer la Bible
    à côté d’un chauffe-eau…

     

    Vingtième siècle, bazar problématique et fébrile
    celui qui ne pleure pas ne mange pas
    et celui qui ne vole pas est un niais !
    Vas-y hardiment  ! Mais vas-y donc !
    Que là-bas, dans la fournaise, on va se retrouver !
    Ne réfléchis plus, assieds-toi sur le côté
    car cela n’intéresse personne si tu es né honnête.
    Tous sont pareils, celui qui travaille
    nuit et jour comme un bœuf,
    celui qui vit des femmes,
    celui qui tue, celui qui soigne
    ou qui est hors de la loi

    Tango de Enrique Santos Discépolo

     

    Le tango terminé, le speaker déclara : « Y para que quede claro, se lo vamos a pasar una segunda vez ». (Et pour que ce soit bien clair, on vous le passe une deuxième fois).

    Et il le resservit.

    Devant mon poste de radio, j’en restai bouche ouverte. J’ignore ce que dit ou fit l’interventor, et même ce que devint ce speaker courageux. Quand on pense que les militaires avaient interdit Le Petit Prince !

    Quelques jours après les élections, un copain, au volant de sa vieille Ford déglinguée, patientant au feu rouge :

    « Maintenant qu’on est en démocratie, on s’arrête plus au rouge ! » Il ne plaisantait qu’à moitié. 

     

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