-
28 - Don Diego de la Noche et le Chaltén
28
Malgré un rythme de travail épuisant, on sortait le soir. Quand même !
Le soir, en été, sous ces latitudes, ne finit pas. Le ciel offre des couchers de soleil somptueux, de quoi ravir le Petit Prince. La lumière rasante du crépuscule donne des tons chauds à tout ce qu’elle touche. Comme la terre tourne très lentement au 50ème parallèle, on prend son temps pour faire des photos. J’empruntais la voiture du patron et j’aillais de colline en colline sur les hauteurs de Calafate, cherchant le bon angle, la meilleure vue. Des années plus tard, à Curacao, près de l’Equateur, (là où la terre tourne le plus vite), j’admirai un coucher de soleil sur la mer Caraïbe. Le temps de quitter la terrasse pour aller chercher l’appareil photo, le soleil était déjà couché derrière la mer ! Frustrant. Et puis, ces pays où il fait nuit toooouuuuus les jours à la même heure…
A Calafate, même au cœur de la nuit, (en été, bien sûr), le ciel n’est jamais noir. Il reste toujours une lueur pâle à l’horizon. Cela n’empêche pas de voir la reine des constellations de l’hémisphère austral : la Croix du Sud. Plus au nord on ne la voit plus : elle est sous l’horizon. Le ciel austral est bien plus brillant que le nôtre. Il y a davantage d’étoiles. Une seule constellation nous est commune, bien que visible à des périodes différentes selon l’hémisphère : là-bas elle se nomme las tres Marías, ici nous l’appelons Orion.
Le soir donc, Calafate n’offrait que deux solutions : soit aller danser à Tío Cacho, la boite de nuit du village, soit aller boire un coup et s’égosiller chez le Gordo Vicki.
Notre préférence allait au Gordi Vicki et à son bar le « Don Diego de la Noche ». Il y avait de bonnes bières. Tout le milieu du tourisme s’y retrouvait, amis, collègues, tout le monde se connaissait. C’est l’avantage de n’avoir qu’un seul endroit pour sortir. Vicki, le patron, avait un certain embonpoint, c’est la raison de son préfixe « El Gordo » (le gros), en vertu de l’habitude argentine d’accoler au prénom une caractéristique physique, quelle qu’elle soit : el gordo Fulano, (le gros Un tel), la flaca Mengana (la maigre Une Telle), el colorado (le roux), le nain, le boiteux, etc.
Mais justement, l’embonpoint du Gordo lui donnait un coffre exceptionnel, comme les chanteurs d’opéra. Il chantait, et jouait de la guitare. Du foklore, du tango, des vidalas, des zambas, des bagualas, et nous chantions avec lui, de bon cœur et à tue tête. Notre hymne local, bien digne d’être promu hymne national, c’était le tango Cambalache. (voir chapitre 13). Ah ! L’avons-nous braillé sur tous les tons, le Cambalache, toujours avec le même plaisir ! Nous le savions par cœur.
On ne restait pas trop tard, forcément, le lendemain on bossait. Et pas huit heures : dix, onze, douze heures…
L’excursion la plus longue (et la plus barbante), c’était d’aller au Fitz Roy. Pardon, ô montagne sacrée des Indiens Tehuelches, pardon, Chaltén ! Oui, en langue tehuelche, il s’appelle comme ça, Chaltén. (prononcer « Tchaltainn »), la montagne bleutée. C’était un de leurs dieux, un endroit sacré. Aujourd’hui, un haut lieu de l’alpinisme, ou plutôt, de l’andinisme.
Mais quand même, c’était des heures de route de gravier à travers la steppe, à peine égayée par les rives du lac Viedma. On s’arrêtait à l’auberge de la Leona.
Auberge de la Leona
A l'intérieur, un bar, un jeu de flèchettes
Le guide Eric et le chauffeur de la Traffic, Mauricio
Les Espagnols, ne connaissant pas le puma, l’appelèrent « lion ». Donc, la léona, c’est la femelle du puma. Il y en a dans la région, et pas seulement en montagne. On ne les voit pas, le puma étant un animal essentiellement nocturne. Le Perito Moreno, qui fut encore une fois l’un des premiers blancs à arriver dans la région, fut attaqué par un puma. Le danger de cet animal ne réside pas dans sa morsure, mais bien dans ses griffes, longues, robustes et effilées comme des rasoirs. Moreno prit une griffure de puma dans le dos, il le raconte dans ses mémoires, Viaje a la Patagonia Austral (Voyage à la Patagonie Australe). Il dut attendre quelques jours à plat ventre avant de pouvoir réenfiler une chemise.
Puma (attaché) dans le jardin d'une maison vers Punta Bandera
Lorsqu’il arriva en vue du pic légendaire, Moreno le baptisa « Fitz Roy », en hommage au capitaine anglais de la frégate nommée Beagle, laquelle transportait Charles Darwin sur sa route autour du monde. Le capitaine Fitz Roy passa en 1834 par le canal qui porte aujourd’hui son nom, au sud de la terre de Feu.
Dans les parages du village El Chaltén, au pied de la montagne, il y a des estancias. L’une d’elle était habitée dans le temps par un Argentin grand chasseur de pumas, avant que l’espèce ne soit protégée. Il a même écrit un livre sur le sujet. Je racontais cela à des Argentins, à bord du car du flaco Hector, le chauffeur et propriétaire du véhicule. Et j’eus la surprise d’entendre Hector :
« – ¡ Ese era mi abuelo ! » (Celui-là c’était mon grand-père !)
Heureusement que je n’en avais pas dit du mal, de ce tueur de pumas…
Des heures et des heures de steppe et de gravier sous les roues, pour enfin arriver en vue du Chaltén, avec la chanson de Gimenez Agüero dans les hauts parleurs, noblesse oblige.
Panneau "Circulez sans gêner les autres"
Chaltén
Hugo Gimenez Agüero
Madre roca, padre cielo
Tu llanto descansa al pie de los ventisqueros
Y cada estrella se posa en tu cima blanca
lumbrando el camino de los silencios.
Madre roca, padre cielo
A veces me lleva el alba con un arreo
Entonces mi piño blanco trepa tu senda
Y mis ojos se quedan en tu misterio.
Cerro, cerro de mi Patagonia
No sabes Chaltén cuanto te amo
Cuando se desploma la nevada
Y cantan los vientos en tus grietas
En el idioma puro de mi raza
Aoniken Chaltén, aoniken Chaltén
Madre roca, padre cielo
El dios que adoro el tehuelche pinto el lucero
Y yo que vivo en tus faldas gastando tiempo
Te canto vadeando el rió de los recuerdos
Madre roca, padre cielo
Hermano de mi vigilia quiero ser cerro
Para ganarte en alturas de piedra eterna
Quedando siempre de pie sobre la tierra.
Chaltén
Hugo Gimenez Agüero
Mère roche, père ciel
Tes pleurs reposent au pied des glaciers
Et chaque étoile se pose sur ta cime blanche
éclairant le chemin des silences.
Mère roche, père ciel
Parfois l’aube m’emmène avec un troupeau
Alors mon cheval blanc grimpe ton sentier
Et mes yeux s’arrêtent sur ton mystère.
Montagne, montagne de ma Patagonie
Tu n’imagines pas Chaltén combien je t’aime
Lorsque la neige s’abat
Et que les vents chantent dans tes crevasses
Dans la langue pure de ma race
Ahoniken Chaltén, Ahoniken Chaltén
(Gens du Sud, Chaltén, en Tehuelche)
Mère roche, père ciel
Le dieu que le Tehuelche a adoré a peint l’étoile du matin
Et moi qui vis à tes pieds en gaspillant le temps
Je te chante en passant le gué des souvenirs
Mère roche, père ciel
Frère de vigie, je veux être montagne
Pour te dépasser en altitude de pierre éternelle
Restant toujours debout sur la terre.
Quand il faisait beau, on arrivait en vue du Chaltén. Par temps couvert, on arrivait en vue de rien du tout. On avait fait l’excursion pour des prunes : on ne le voyait absolument pas. Cela nous était arrivé à nous les guides au moins une fois, et lorsque nous en parlions, nous partagions ce sentiment de culpabilité, d’amener des touristes voir quelque chose qui n’y est pas. Le gordo Vicki, à la guitare, avait fait une parodie de la chanson. Dans ses premiers temps à Calafate il avait été guide, lui aussi. Donc ça donnait quelque chose comme « La p… que te p…, mostráte, Chaltén » (La p… de ta mère, montre-toi, Chaltén).
Les jours de beau temps, il était magnifique. Une paroi verticale de plus de 1000 mètres, toute en granit. La difficulté réside autant dans l’escalade à la verticale que dans les conditions climatiques qui peuvent varier dix fois dans la journée. Quand on commence, on ne sait pas combien de jours on va passer dans la paroi, ni de nuits, suspendu dans son duvet comme un saucisson, en plein vent. Du vent des 50èmes hurlants…
Photo : commons.wikimedia.org
Des alpinistes et andinistes de tous les pays viennent l’escalader. Lorsqu’ils repartent, ils abandonnent souvent leur matériel lourd aux gauchos du coin. Les estancias des environs sont les seules de Patagonie à attacher les chevaux avec des cordes d’alpinisme !
A l’époque El Chaltén était un hameau même pas goudronné, de quelques maisons, un hôtel restaurant, et une cabane de garde du Parc National. La vallée descendait avec le Río de la Vueltas vers le lac Viedma.
Rio de las Vueltas. Au fond, les petits points bruns sont les maisons de El Chaltén.
Ce río de las Vueltas est ainsi appelé à cause des nombreux méandres qu’il dessine. Mais il est très impétueux, son courant est violent. A l’époque, quelqu’un à Chaltén avait fait venir un bateau de rafting. Le garde du parc, et quelques autres qui se trouvaient là allèrent l’essayer sur la rivière. Le bateau se retourna. Malgré les gilets de sauvetage, quelques uns manquèrent à l’appel. On en retrouva sur la rive, d’autres on ne les retrouva pas. Ils durent finir dans le lac Viedma. Ce jour là je guidais une excursion à El Chalten, et j’ai vu les condors tournoyer… Pour moi ils avaient trouvé un mouton mort. (Le condor ne s’attaque pas à des proies vivantes, c’est un charognard comme les vautours.) C’est en suivant les condors qu’ils ont trouvé ceux qui étaient sur la rive.
Le Río de las Vueltas n’avait pas fait de cadeau.
Musique : Hugo Gimenez Agüero, "Chalten"
Retour à l'accueil: http://francaise-argentine-annees-80.eklablog.com/accueil-c25172676
Tags : Chalten, Gordo Vicki, puma, Rio de las Vueltas, Fitz Roy, Beagle, Lac Viedma, Auberge La Leona
-
Commentaires