• 38 - Le tourisme d'été à Calafate

    38 - Le tourisme d’été à Calafate

    Le premier Noël qu’on passa à Calafate, (plein été, une nuit de quelques heures à peine, toujours une lueur au nord dans le ciel), bien sûr on fit une méga fiesta tous les guides ensemble, le patron, sa femme, les chauffeurs, les gens des bureaux. Alex, qui n’est pas catholique, hésitait à se joindre à nous. On le houspilla, le décoiffa, l’entraîna avec nous. Il n’allait quand même pas rester tout seul pendant qu’on se tapait la cloche !

    Ce fut cet été là que l’Argentine passa à l’heure d’été. Jusque là les gens ne savaient pas ce que c’était que de changer d’heure. Ce fut homérique : si tu retardes ton réveil c’est plus tôt, et si tu l’avances c’est plus tard ! En plus, comme l’info fut donnée à peine quelques jours avant, on se demandait si on allait l’appliquer ou pas. Les agences se décidèrent à la dernière minute. Résultat : beaucoup de touristes n’étaient pas au courant et ne se levèrent pas à temps ; je ne vous dis pas les réclamations bruyantes que les bureaux de nos agences essuyèrent ce jour là. Les agences de tourisme rejetèrent la faute sur les hôtels qui n’avaient pas averti. Les hôtels leur renvoyèrent la balle.

    A l’époque il y avait deux hotels quatre étoiles : Los Notros et le Kau Yatun. Ce dernier se trouvait dans une estancia, tenu par les propriétaires, dans les bâtiments de l’estancia, réaménagés en hôtel. L’une des réceptionnistes s’appelait Adriana, une blondinette souriante, qui parlait anglais et français. Un amour de réceptionniste, toujours prête à se mettre en quatre pour nous arranger les problèmes avec les passagers.

    Les asados, les grillades, de l’hôtel Kau Yatun étaient excellents. Là-bas, c’est de l’agneau tout l’été. Et quel agneau, je ferais des kilomètres pour en re-manger de pareils ! Grillé au feu de bois, l’agneau est fin, croustillant, doré à point, un poil trop grillé sur les bords, là où se trouve la graisse, une gourmandise. Là-bas, le fin du fin, ce sont les rognons. L’asador (celui qui fait la grillade) les surveille comme la prunelle de ses yeux pour ne pas que quelqu’un les lui vole sur la carcasse. Peine perdue. Je l’entends encore protester « ¡Pero che ! ¡Como c… hicieron ! » (Mais enfin, che ! Comment ils ont fait, nom de…) Il n’avait pas eu l’impression de se retourner, mais les rognons avaient disparu, malicieusement happés par un gourmand qui devait guetter le moment propice.

    Un soir nous étions un groupe de guides et de chauffeurs attablés à un restaurant moins huppé que l’hôtel, mais dont l’agneau grillé était succulent. L’inconvénient c’était la fumée de la grillade : elle envahissait toute la salle. Comme on disait, les chiens te suivent quand tu sors de là. Mais pas longtemps : le vent déchaîné lessivait à sec les vêtements. (Depuis ma mésaventure avec l’agence de Bariloche, j’y portais une attention particulière, comme tous les Argentins. Pour eux, une odeur corporelle représente la plus grande honte qui puisse leur arriver.) Ce soir-là, au restaurant, Eric le guide nous racontait sa journée : le transfert d’un groupe d’Argentins depuis Río Gallegos, dans le car d’Eugenio.

    Une passagère avait laissé échapper un pet tonitruant dans le car. Eric nous racontait ça, à grand renfort de gestes :

    « – Te juro, ¡nunca escuché algo asi de fuerte ! ¡Hizo un ruido como una tabla que se rompe !

    (– Je te jure, j’ai jamais entendu un truc aussi fort ! Ça a fait un bruit comme une planche qui casse !)

    Eugenio levait les sourcils et secouait les mains : Oh la la !

    « –¡Tan fuerte que Eugenio paró ! Se creyó que algo se rompió en el micro ! »

    (Tellement fort qu’Eugène s’est arrêté ! Il croyait qu’il avait cassé quelque chose dans le car !)

    Eugenio approuvait de la tête. Il riait si fort qu’il ne pouvait pas parler.

    On compatissait : elle avait dû se sentir gênée, quand même ! Mais Eric, sans pitié : « Y fui de frente mar, le pregunté si se sentía mal, me dijo que no ! » (J’y suis allé franco, je lui ai demandé si ça n’allait pas, elle m’a dit que non !)

    Il continuait en imaginant :

    « Le podía preguntar : ¿ Se depila, señora ?

     – No, yo los quemo… »

    (J’aurais pu lui demander : Vous vous épilez, madame ?

    – Non, moi je les brûle… »

    Des larmes de rire roulaient sur les joues d’Eugène.

     

    N’allez pas croire que les chauffeurs avaien une vie facile. Lorsque le transfert ou l’excursion était terminée, nous les guides, nous rentrions chez nous. Mais les chauffeurs n’avaient pas fini : ils devaient nettoyer leur car, le laver dehors, passer la serpillère dedans, essuyer les sièges (ah ! la poussière de ces routes de gravier ! Elle pénétrait malgré les fenêtres fermées), et faire les vitres. Et le lendemain, à l’heure à l’agence.

    Souvent, ils plongeaient dans le moteur. C’étaient tous des mécaniciens émérites. Comme ils étaient propriétaires de leur car, comme on dit en espagnol « el ganado engorda con el ojo del amo » (le bétail engraisse quand c’est le patron qui veille ).

    Mais c’était un boulot de folie. Si nous, les guides, nous étions crevés, les chauffeurs l’étaient encore plus que nous. Lorsqu’on revenait à vide de Río Gallegos, certains guides conduisaient. Les garçons. Ça me faisait bien envie, moi, de conduire un car. Un jour je le proposai au chauffeur. C’était El Cabezón, le chauffeur. Total, 300 km de gravier à 40 km heure en croisant cinq voitures, ça pouvait le faire. Il me montra les vitesses, et roule ma poule. C’est souple, un car. Agréable à conduire. Je me régalais.

    Je n’avais pas remarqué qu’il y avait autant de trous sur la route, des nids de poule. « Los pozos dejálos para la vuelta » me dit le Cabezón. (Les nids de poule laisse-les pour le retour.) Je m’appliquai à les éviter. Il ne dit plus rien. C’est que ça doit bien aller, me dis-je.

    Quand je me risquai à quitter un peu la route des yeux, je tournai la tête vers le siège de devant : il dormait à poings fermés.

    Je m’appliquai encore plus : ménager les amortisseurs (gaffe aux trous), ménager le moteur (attention aux vitesses). Il me semblait conduire un luxe, ce car, la prunelle de ses yeux, le capital de sa vie, notre outil de travail à tous. Assis tout devant, le compagnon qui partageait les heures et les heures, les jours et les jours, endormi, fragile, m’avait confié son trésor.

     

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