• 16

    La boutique de l’hôtel Catedral, ce fut la période la plus tranquille de ma vie professionnelle.

    Il y entrait un client par jour. Pensez, un hôtel de station de ski, en été ! Je coinçai une bulle monumentale. Trop. Je m’ennuyais. J’appris à jouer au backgammon. C’est le bon vieux jacquet de nos grand-mères, le tapis qu’on avait enfant dans la valise de jeux, et dont personne ne connaissait les règles. Sauf que rebaptisé backgammon, ça a une autre gueule. C’était le jeu des snobs à la station de ski. Partout on organisait des compétitions. Mais c’est d’un couillon comme jeu ! La victoire doit plus à la chance qu’à l’habileté du joueur. Ce qui n’empêchait pas la jeunesse dorée de se la péter sur ses talents au backgammon, ils en avaient plein la bouche. Ce jeu m’ennuya vite. Rien d’autre à faire, le personnel ne disposait quand même pas d’un temps étirable pour faire une partie intéressante, des dames ou des échecs, par exemple. Et puis ce n’était pas à la mode.

    L’envie d’étudier quelque chose me reprit. Manolo, un Espagnol installé depuis des lustres à Bariloche, me prêta des livres d’histoire argentine. Et d’autres livres d’histoire locale : les Indiens. Bien calée à mon comptoir, en paix royale huit heures par jour, les livres d’un côté, le stylo de l’autre, je prenais des notes. Et je découvris un monde.

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  • 17

    Je déménageai encore une fois, dans un minuscule studio du centre ville, au bout de la rue Mitre. Le chauffe-eau à gaz était défectueux. En prenant une douche je tombai, asphyxiée. Ce fut mon ami de l’époque, un chercheur du Centre Atomique, qui, tombé lui aussi, se traina jusqu’à la porte et fit rentrer l’air du dehors. Il me sauva la vie. Il y a des gens qui parlent d’expérience de mort imminente. Moi, je n’ai rien vu, rien éprouvé, rien senti. J’ai perdu conscience d’un coup. Je serais morte sans rien expérimenter de plus. Je repris conscience en respirant de l’air frais. Cela tient à pas grand-chose, le fil de l’existence : une présence, des poumons qui résistent mieux que les vôtres. Ce gars-là, je lui dois la vie.

    L’hiver revenait, et la saison de ski. J’allai travailler pour l’école du Ski Club. Ils ne payaient guère mieux que l’autre, mais ils étaient infiniment plus sympathiques. Cette année là les promoteurs immobiliers nous bousillèrent la meilleure piste pour débutants de la station, celle d’en bas (quand il y avait de la neige jusqu’en bas, cela devenait de plus en plus rare. Otto Meiling, le vieux patriarche montagnard à qui j’en demandai la raison, me dit simplement : « Hacen demasiado humo ! » (Ils font trop de fumée !) Sur cette piste de débutants donc, qui permettait d’essayer le ski sans prendre aucune remontée, on édifia une patinoire et des boutiques, des boutiques, et des boutiques. A la première neige de fin d’automne, le toit s’écroula, la nuit, sans personne dedans, heureusement. Je l’avais vu en construction : voilà ce qui arrive quand on emploie des allumettes en guise de poutres !

    Capitre 17 Ski Club

    Les économies se faisaient sur le personnel, aussi. Une bonne partie était constituée de Boliviens, qui venaient travailler pour pas cher. Là-bas, les Boliviens sont comme les Maghrébins ici, mal considérés, méprisés, mal payés. Un jour, j’étais en leçon avec un client sur une piste facile proche du parking. Le tire-fesses, que les locaux appellent el poma (c’est la marque écrite sur les poteaux, la société française Pomagalski, de Grenoble) s’arrêta soudain. Au bout d’un moment, comme il ne démarrait pas, nous avons lâché la perche et nous sommes descendus. J’allai m’enquérir auprès du Bolivien de service, qui tendait les perches aux gens toute la journée.

    « – No tiene más nafta ! (Il prononçait « nasta », à la manière argentine). (Il n’y a plus d’essence !)

     – Y cuando va a poner de nuevo ? (Et vous allez en remettre quand ?)

     – ¡Huy ! (Avec un grand geste). A la tarde ! (Cet après-midi !)

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  • 18

    Je trouvai une sous-location au Km 14 de la route d’en bas, entre le Nahuel Huapi et le lac Moreno. Le toit était surplombé par un énorme coihue, une sorte de hêtre. Ces arbres sont attaqués par un champignon parasite en forme de boule jaune, appelé llao llao. C’est un nom araucan qui signifie très sucré. J’en ai croqué, ce n’est pas sucré du tout. Puis j’ai eu l’idée d’en mettre dans l’eau, et les laisser quelques heures au soleil. Puis j’ai re-goûté : surprise, c’était sucré ! En défense contre ce parasite, les coihues se « raidissent » et forment des nœuds de bois pour éloigner le champignon des veines où passe la sève.

    Chapitre 18 Bolson

     

    Lorsqu’il est sec, le llao llao tombe. En l’occurrence, sur mon toit. La première fois, avec les amis qui étaient là, nous avons cru à une malveillance. Il nous fallut un moment pour comprendre ce que c’était.

    Comme l’adresse l’indique, à 14 km de la ville, on passe un temps certain dans le bus. Bien entendu, on a toujours l’impression qu’il ne passera jamais. On dit que pour le faire arriver il suffit d’allumer une cigarette (parce qu’il faut l’écraser avant de monter).

    C’était un jour où le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle, et je cuisais tranquillement sur mon siège dans un autobus plein. Quelques sièges devant, quelqu’un voulait ouvrir la seule fenêtre du car qui était fermée. Ce n’était pas un hasard qu’elle soit fermée. La vitre coulissante résistait. Les passagers devant moi me cachaient la personne. Je ne voyais que ses mains. Masculines. Jeunes. D’un bronze indien. Ces mains ne forçaient pas, non. Elles auscultaient, montaient, descendaient le long du cadre, apprivoisaient le loquet, en un dialogue muet : « Voyons, pourquoi ne veux-tu pas t’ouvrir, toi… Où est-ce que ça bloque ? »  Ces mains intelligentes, se firent amies du métal et du verre. Elles poussèrent la vitre un peu, tirèrent un autre peu, et la fenêtre glissa sur son rail. Comme j’aimai ces mains… Je souhaitai à tous les patrons de la ville d’embaucher ce type dans leur atelier. Une perle. Pourvu qu’on lui donne sa chance…

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  • 19

    Pendant le temps que je passais au Bolsón, j’avais prêté ma maison du km 14 à des amis. Ils durent faire un peu trop la fête, un peu trop de bruit la nuit, les voisins se plaignirent au propriétaire qui me mit dehors.

    Je lui adressai une supplique par écrit. Cet endurci ne plia pas.

    De nouveau se posait l’épineuse question d’un point de chute. A Bariloche, ce n’était pas facile. Je trouvai refuge chez un Espagnol marié à une Argentine descendante d’Anglais : Manolo et Susana, et leurs trois enfants, Paz, Alvar et Gonzalo. Ils me recueillirent comme un ramasse un petit chat mouillé. Nous parlions d’histoire et d’indiens, de pionniers et de peuplements. Manolo me raconta comment il avait organisé le vol d’incunables dans un monastère quelque part en Amérique Latine, ou ils étaient condamnés à la disparition… Leur conversation éclairée me ravissait. J’y passai quelque temps. Ce fut chez eux que l’un de mes petits amis, invité à dormir aussi, eut l’indélicatesse de fracturer ma malle et me vola deux mille dollars, toutes mes économies depuis que j’étais en Argentine.

    Soupir. L’intuition féminine ne fonctionne pas toujours.

    Pourquoi pas l’argent à la banque ? Surtout pas ! me disait tout le monde. C’est qu’il se passe là-bas, depuis des lustres, des choses incroyables pour nous, du moins jusqu’à la crise des subprimes, où nous avons frôlé la même catastrophe : la banque ferme et ne vous donne pas vos sous. Les Argentins en sont à leur trois ou quatrième fermeture de la sorte.

    Il me restait le mépris, disait Félix Leclerc. Je me consolai en me disant que lorsqu’il arriverait au bout de cet argent, il serait de nouveau dans la mouise. Moi, j’avais la capacité de me refaire.

    Puis une guide de tourisme, qui s’appelait Cristina, m’ouvrit sa porte.

    « – Tu sais, lui dis-je, pour le loyer, je ne peux pas participer…

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  • 20

    Je me présentai à l’examen organisé par l’administration de Parques Nacionales. C’est une très vieille administration, nationale comme son nom l’indique, et non pas provinciale, crée en 1934 sur l’initiative d’Ezequiel Bustillos.

    Un jour un passager me raconta :

    « Ne partez pas, suppliait Bustillos aux députés qui sortaient de l’hémicycle. Ne partez pas ! Il faut voter la création des parcs nationaux ! » Un peu plus et la loi n’existait pas. Il s’en fallut d’un cheveu.

    Chapitre 20 - Guide du Parc National Nahuel Huapi

    Bâtiment de l'Administration du Parc National Nahuel Huapi à Bariloche

    L’examinateur ne me fit pas de cadeau. J’eus droit à une branche d’arrayan desséchée, qui avait perdu sa couleur, et que je ne reconnus pas. Il me demanda de lui citer quelques représentants de la « fauna ictícola exótica» (faune hallieutique non autochtone). Je connais un seul mot de grec et c’est bien celui-là, ichtus le poisson, à cause du symbole des premiers chrétiens. Ouf ! Me voilà partie à énumérer les truites du lac, qui, comme tout guide doit savoir, furent introduites d’Europe par les premiers colons. Cela dut le satisfaire, j’obtins ma credencial, ma carte de guide du Parc National Nahuel Huapi.

    Si je voulais travailler dans un autre parc national, il fallait repasser l’examen pour ce parc là.

    Il y a 34 parc nationaux en Argentine, qui s’étendent sur près de 4 millions d’hectares. Cela ne représente que 1,5 % de la superficie du pays. Mais c’est un grand pays…

     

    Et me voilà lancée à chercher du travail auprès des agences de tourisme. A l’époque les téléphones portables n’existaient pas, il fallait faire le tour des agences le soir, pour savoir si on avait besoin de vous le lendemain. Je m’en suis farcie, de l’attente, espérant que ces seigneurs derrière leur bureau daignent me lâcher s’il y avait quelque chose pour moi demain. Je me souviens d’un guide, Salvador, qui rentrait dans l’agence, se mettait dans un coin, béret bas, et attendait, tête inclinée, que tombe la phrase sèche : « Salva, ¡mañana Tronador ! » (Salvador, demain, au Tronador !) Il était plus souvent appelé que moi.

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